La Souveraineté : Un Objet En Voie De Disparition (II)

Publié le par sylvainaltazin

 

La démocratie directe, en effet, à peine envisageable dans un Etat de faible dimension, se heurte dans les faits à un écueil : une collectivité d’individus s’avère nécessairement dispersée et hétérogène, et s’apparente plus à un compendium d’opinions individuelles. La personnification du peuple, en tant qu’entité souveraine, l’existence d’une conscience collective, et a fortiori d’une conscience de l’humanité ou d’une pensée internationale ne sont-ils pas autant de mythes invoqués par les faiseurs d’opinion ? Il semble utile de revenir quelque peu en arrière.

 

 

Aux yeux de Locke, la vie en communauté est précaire en raison du risque constant pour chacun d’être l’objet de la méchanceté d’autrui (« the human baseness »). Il est alors raisonnable pour vivre en commun dans la sécurité et dans la paix, d’attribuer à des représentants choisis le droit et le pouvoir de servir d’arbitre selon les règles justes et de faire régner ainsi un ordre garantissant les personnes et les biens. Les représentants reçoivent une mission de confiance (« trust ») contrôlable du fait de son caractère temporaire et limité. Dès lors le pouvoir politique se transmet, se divise, se partage, se représente. Le mot peuple n’apparaît, sous la plume du philosophe, qu’à de rares exceptions et désigne l’ensemble des gouvernés, lesquels gardent le droit d’être le véritable arbitre, « the proper umpire ». Quant au mot et à l’idée même de souveraineté, ils sont absents. Si un conflit irréductible éclate entre gouvernés et gouvernants, Locke laisse à la force le pouvoir de décider de l’issue. Il s’agit alors d’une sorte d’ordalie : c’est Dieu, en fin de compte, qui est juge.

Chacun sait comment Montesquieu systématisera les idées lockiennes et imposera la doctrine de la distinction des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, ainsi que leur séparation, comme conditions de l’élimination du concept de souveraineté absolue – génératrice d’arbitraire – et de la sauvegarde des libertés individuelles et politiques. La délégation du pouvoir n’est pas seulement une nécessité de fait, elle est et établit un droit légitime. Le peuple, personnalité éphémère, n’apparaît plus que comme un intermédiaire.

 

B/ Le rôle moderne de l’Etat : l’Etat providence et la souveraineté économique

 

  • Hegel

Tout se passe comme si la fonction de souveraineté trouvait son siège légitime, non pas dans une personne individuelle ou dans une personne politique, mais dans un système d’institutions, qui va bientôt constituer l’Etat moderne. C’est la conclusion qu’apporte Hegel notamment qui s’élève très clairement contre la conception d’une « souveraineté populaire » que la pratique de la révolution française avait contribué à répandre, mais aussi à en révéler les pires manifestations. La « liberté absolue » allant souvent de paire avec le pur arbitraire. D’autant que dans l’opinion publique, le pouvoir de rejet l’emporte fréquemment sur le pouvoir de projet. C’est donc à l’Etat lui-même, dans la complexité et l’unité de ses institutions, que revient le rôle de titulaire de la souveraineté. C’est à travers l’Etat, enfin, que la nation exerce son autonomie et requiert son indépendance, cette indépendance qui est la face de la souveraineté tournée vers le monde extérieur, vers les autres nations.

 

  • L’extension des formes rationnelles de la souveraineté de l’Etat

A l’époque du « laisser faire, laissez-passer », avec le triomphe du capitalisme libéral au XIXe siècle ne donnant à l’Etat qu’un rôle limité, s’est substitué un développement des prérogatives étatiques. Les moments clés de cette évolution ont été, en 1917, la révolution d’Octobre en Russie qui a conduit à la création d’un Etat soviétique défini comme acteur économique principal, propriétaire de tous les moyens de production ; La crise de 1929 qui a incité l’Etat, dans les pays occidentaux, à intervenir dans le champ économique et social, sous l’appellation d’Etat providence (devant être compris, selon  Pierre Rosanvallon comme un développement de l’Etat-protecteur) qui s’est surtout épanoui après la Seconde guerre mondiale. Un grand nombre de nouveaux Etats nés de la décolonisation, dans les années 1960, ont opté pour des méthodes d’interventionnisme d’Etat, à travers une planification plus ou moins inspirée du modèle soviétique et un développement d’entreprises publiques. Les fonctions de l’Etat ont largement dépassé le domaine des fonctions régaliennes et des services publics irréductibles. L’Etat prend désormais part de façon essentielle à de nombreuses activités culturelles, sociales, économiques, financières.

 

  • Transition

La notion de souveraineté est donc devenue progressivement plus complexe, moins rigide, plus malléable que la notion léguée par la tradition. La souveraineté de l’Etat-nation et du peuple-mythe, identifié à l’opinion publique, demeure fonctionnellement absolue, c'est-à-dire au-dessus des lois et des traités et elle s’exerce toujours en dernier ressort ; son réquisit d’indépendance demeure, mais il s’inscrit dans un ensemble de plus en plus d’interdépendance de fait. L’usage de fait de la souveraineté comporte des partages, des délégations, des limites.

 

II. Les crises de la souveraineté au niveau interne et international

 

A/ Libéralisme et mondialisation

 

  • Contre le monopole étatique

Tocqueville est l’un des premiers à pointer du doigt la centralisation du pouvoir et la fragilité de l’individu qui s’en suit. Le trait principal des sociétés démocratiques est la disparition des corps intermédiaires et le face-à-face qui s’instaure entre une société composée d’individus atomisés, fragilisés – résultat de l’égalisation progressive des conditions – et un pouvoir unique et central. Il y a ainsi un lien strict entre trois phénomènes concomitants : l’égalisation des conditions, la centralisation des pouvoirs et le triomphe de l'uniformité. Tocqueville dénonce cette tendance de l’Etat moderne à investir des sphères de plus en plus larges de la société civile, à assumer des tâches qui ressortissent à la responsabilité de chacun, réduisant d’autant l’indépendance individuelle. Dans Du Pouvoir, Jouvenel, très proche de Tocqueville, invalide l’émergence d’un Etat « socialiste » omnipotent qui a tendance à régir et à rationaliser la totalité de la société civile. Au même titre que Weber il accuse la bureaucratie de l’Etat et le monopole étatique sur les appareils de contrainte. De même John Stuart Mill, dans son livre De la Liberté, s’érige, au nom des libertés individuelles, contre le despotisme de l’opinion majoritaire. Tandis que Pierre Rosanvallon démontre la déresponsabilisation individuelle à laquelle le welfare state à mené. Toutes ces critiques concourent à une limitation de la souveraineté qui demeure plus que jamais actuelle. Le discours libéraliste, et derrière lui le modèle anglo-saxon, fait recette dans de nombreux pays, y compris ceux qui jusque là avaient garder une certaine protection sociale (la politique du gouvernement Aznar, Raffarin, Berlusconi, etc.). Une redéfinition des compétences de l’Etat se fait jour, phénomène accentuée avec la décentralisation et la régionalisation. La souveraineté de celui-ci devant prendre en compte la mondialisation de l’économie et de l’information.



[1] Lettre sur la tolérance (1689) et Traité sur le gouvernement civil (1690)

[2] De l’esprit des lois (1748) et Défense de l’Esprit des lois (1750)

Publié dans HOMO-POLITICUS

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